Le territoire, l’échelle pour adresser les enjeux de l’alimentation

Sous la pression de multiples injonctions contradictoires, notre système alimentaire massifié se fragmente sous nos yeux

Depuis l’après-guerre, notre alimentation n’a cessé de se standardiser sous l’impulsion d’une massification des filières de production, de transformation et de distribution et du développement des grands mass-média. Cette uniformisation de l’offre et de la demande s’appuyait sur un large consensus en faveur d’une alimentation abondante, sûre, bon marché et facile à préparer et a permis l’émergence de consolidations de coopératives de transformation, d’industries agroalimentaires et de distributeurs toujours plus puissants.

Ce consensus s’est brisé sur une prise de conscience croissante des limites nutritionnelles, environnementales et sociétales de ce modèle. Désormais, nos choix alimentaires sont induits par une large gamme de parti-pris tels que l’origine des ingrédients, l’impact des pratiques agricoles sur l’environnement, le niveau de transformation des ingrédients, la présence de résidus de pesticides, de sel, de sucre, d’additifs et de conservateurs, le respect du bien-être animal, la durabilité de la solution d’emballage. A ceux-ci s’ajoutent la multiplication des labels et des régimes spécifiques privilégiant tantôt les protéines végétales, tantôt le sans-gluten sans oublier l’attention portée à la rémunération de l’agriculteur ou à la gestion du gaspillage alimentaire. Enfin, nos modes de consommation se diversifient à l’ère du digital et une multiplication de propositions de “Food as a service”  permettant d’accéder à une alimentation individualisée disponible ou livrée en tous lieux et à tous moments. 

Chacun développant une sensibilité propre à chacun de ces critères, celle-ci pouvant être différente d’un type de produit à un autre, nos choix alimentaires sont désormais le résultat d’une combinatoire complexe de paramètres induisant une formidable fragmentation des attentes, donc des offres.

Au-delà des facteurs environnementaux, nutritionnels et sociétaux, cette déstandardisation de notre alimentation conduit à une équation économique particulièrement complexe à résoudre

D’une part, la démassification des offres met sous pression les acteurs historiques ayant construit des filières et développé des outils répondant à une demande massifiée et homogène. 

A ceci s’ajoute l’impérieuse nécessité de mieux rémunérer la production agricole pour assurer la dignité de nos agriculteurs, garantir le renouvellement de générations et la régénération de nos sols.

Enfin, à l’autre bout de la chaîne, le consommateur ne peut accepter qu’une inflation très limitée du coût de son alimentation. Dans les économies occidentales, le lien entre la précarité sociale et l’obésité est de plus en plus criant et la précarité alimentaire se développe, induisant une multiplication des initiatives solidaires.

Pourquoi raisonner à l’échelle d’un territoire serait la clé de voûte permettant d’embrasser les enjeux environnementaux, nutritionnels et économiques de l’alimentation ?

Devant la complexité et les interdépendances de chacun de ces enjeux, seule une démarche systémique est envisageable. A l’échelle d’un territoire, il est souhaitable d’engager 3 dynamiques vertueuses qui se combinent :

Dynamique 1 – Multiplier les coopérations transverses au sein des filières. La transition agroécologique et la forte demande locavore implique la combinaison et la diversification des cultures et induit de nouvelles coopérations entre agriculteurs, l’implantation d’outils de transformation polyvalents et collaboratifs multi-filières, des relations plus intégrées avec l’aval et notamment la restauration collective. A l’échelle locale, sous l’impulsion de quelques leaders engagés et aidés par les collectivités, ces collaborations nouvelles se multiplient de façon spectaculaire. Ces projets transverses supposent de tisser des relations de confiance en proximité et de partager un même attachement à un territoire.

Dynamique 2 – Mobiliser les citoyens-consommateurs. Dans le cadre des Projets Alimentaires Territoriaux toujours plus nombreux (PAT), la société civile se mobilise et développe des tiers-lieux d’acculturation, des projets de distribution solidaires et coopératifs, des ceintures maraichères de proximité. Les initiatives entrepreneuriales se multiplient et l’attachement à l’origine des produits devient le premier critère  de choix (64% des français assurent donner l’avantage à ces produits, étude Food 360 de Kantar, Oct 2020) laissant à penser qu’une dynamique profonde est engagée.

Dynamique 3 – Développer des infrastructures et un “cloud” de solutions. Les PAT ont permis de soutenir les 2 premières dynamiques mais l’heure est désormais à la construction d’infrastructures à la bonne échelle permettant à des initiatives et des flux fragmentés d’opérer efficacement. C’est sur ce point que FoodBiome concentre ses efforts en concevant, structurant et animant des “hubs alimentaires” en périphérie et au cœur des villes. Il s’agit de développer des lieux qui supportent une supply-chain alimentaire plus locale, distribuée, circulaire, régénératrice, inclusive, pédagogique, mais aussi le développement de solutions innovantes permettant aux multiples acteurs de s’interfacer et d’optimiser leur modèle économique.

Ne cherchons pas à concevoir un modèle alternatif unique. Les solutions seront nécessairement plurielles et se conjugueront avec le modèle actuel qui devra s’adapter. La boussole qui doit nous guider est la valeur de ce que nous mangeons, et la juste répartition de cette valeur entre les acteurs de la chaîne.

Qu’est-ce que le territoire ? Faut-il privilégier les circuits-courts parfois lointains, ou privilégier les productions locales parfois intermédiées ?

Il est essentiel de dépasser cette distinction et surtout de ne pas raisonner en nombre de kilomètres. Il semble évident que de nombreuses productions ne peuvent s’adapter à tous les climats et terroirs et ont vocation à alimenter d’autres territoires. Toutefois, la diversité de nos productions agricoles s’est fortement réduite et de nombreuses productions pourraient être réintroduites dans de multiples bassins. C’est le cas notamment des vergers et maraîchers en Ile de France.

Certains aliments nécessitent des transformations intermédiaires comme les céréales et le lait et ne peuvent s’envisager en circuits ultra-courts. La consommation de produits uniquement de saison a sa limite et depuis toujours on transforme les aliments pour nous permettre de les conserver et de les consommer toute l’année.  Or la massification des moyens de transformation ne permet plus une transformation des productions agricoles localement. La seule conserverie d’Ile de France est complètement saturée et impose des trajets importants aux producteurs souhaitant valoriser leurs productions résiduelles.

Nous vous proposons d’adopter la définition de Bruno Latour : le territoire est vécu comme le lieu des interdépendances résultant de la cartographie des liens d’un collectif qui permet de “faire du commun” ( cf “panser les territoires” avec Bruno Latour)

En fait, il s’agit avant tout de restaurer le lien alimentation-territoire

Pour FoodBiome, restaurer le lien alimentation-territoire, c’est structurer des chaînes alimentaires “au plus près et au plus court possible”. C’est aussi valoriser la génétique et l’origine des produits, incarner les savoir-faire des producteurs, des transformateurs ou des artisans. 

Le vin offre un très bon exemple d’un produit agricole qui a échappé largement à la massification de la production et de la transformation, qui met en avant un cépage, un terroir, le savoir-faire d’un viticulteur qui signe sa bouteille. Dès lors, il nous semble logique qu’une bouteille puisse se déguster loin de son bassin de production.

Nous proposons ainsi d’envisager ce ré-ancrage de notre alimentation dans une logique de coopération entre territoires fiers de leurs terroirs et savoir-faire, développant des interconnections multiples.

Nul doute que ce mouvement vers une relocalisation de notre alimentation va s’intensifier dans les prochaines années (voir notre tribune ”l’alimentation locale n’est pas une mode”)….

Ne cherchons pas à concevoir un modèle alternatif unique. Les solutions seront nécessairement plurielles et se conjugueront avec le modèle actuel qui devra s’adapter. La boussole qui doit nous guider est la valeur de ce que nous mangeons, et la juste répartition de cette valeur entre les acteurs de la chaîne.

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