Entretien avec Stéphane Linou, expert en résilience et sécurité alimentaire

Stéphane Linou est Officier Expert Sapeur-pompier en Résilience alimentaire et sécurité civile. Après avoir testé de consommer local pendant 1 an, des produits provenants à moins de 150 km de chez lui, il remarque l’impensé de la question de la vulnérabilité des systèmes alimentaires dans les politiques de développement territorial. Depuis, il sillonne inlassablement la France pour aller à la rencontre des élus, les former sur le sujet et les encourager à enrichir leur plan communal de sauvegarde avec le risque de pénurie alimentaire.

Stéphane Linou

Bonjour Stéphane, nous sommes ravis de vous recevoir pour évoquer avec vous la place de la sécurité alimentaire. Pourquoi est-ce si important d’en parler ?

Nous allons continuer à avoir des pandémies ou des cyber-attaques. Il y a un vrai impensé du risque systémique alimentaire. Que se passe-t-il si notre système alimentaire mondialisé et sans stock se met à planter ? Est-ce que le fait de ne pas produire là où on consomme, dans une société devenue intolérante à la frustration, nous fait courir un risque ? Mon objectif est de réussir à mettre en place l’équivalent du mode sans échec de Windows quand il plante.  Il faut mettre en place des filets de sécurité par territoire.

On n’arrivera pas à être à 100% local et ce n’est d’ailleurs pas souhaitable. Par contre il faut s’éloigner de la zone d’insécurité de 2% d’autonomie alimentaire, zone dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. C’est la conséquence de la spécialisation des productions agricoles, héritée d’un mode de pensée inspiré par la théorie des avantages comparatifs de Ricardo. Cette théorie postule qu’un territoire qui se spécialise sur une production donnée sera avantagé dans le commerce international. Cependant la spécialisation est anti-sécurité et anti-écologique, il faut dé-spécialiser les productions.

La spécialisation a mené à la massification et la concentration du système alimentaire, et donc au détricotage des infrastructures nourricières dans les campagnes. Les granges sont transformées en gîtes, les outils de transformation tels que les légumeries ou les abattoirs de proximité n’existent plus. L’équation alimentaire ne peut pas tenir comme cela dans la durée.

Comment y arriver sachant que 80% des français achètent leur alimentation en grande surface et que notre alimentation est pour la majeure partie issue des filières longues et massifiées ?

Pour ça, il faut inverser notre regard sur le territoire et revenir à notre manière de le regarder d’antan quand on ménageait le territoire avant de l’aménager. Pour cela il faut travailler à une hybridation de 3 échelles. Première échelle : la sécurité alimentaire micro-locale, il s’agit de végétaliser et rendre nourricier au maximum les espaces publics, et de par exemple augmenter les jardins potagers. Deuxième échelle : la sécurité alimentaire territoriale, qui doit être le fruit de contractualisation entre la commande publique et les agriculteurs locaux. Il faut d’ailleurs simplifier les procédures des marchés publics et regrouper les compétences agricoles et alimentaires qui sont éclatées entre de multiples échelons. Troisième échelle, la sécurité alimentaire extérieure, pour continuer à exporter des produits agricoles notamment pour garantir la sécurité alimentaire des pays en déficit de production. 

Concrètement, par où commencer ?

Il faut réussir à régénérer le microbiote alimentaire d’un territoire, ce que j’appelle le Club des Cinq qui est composé des producteurs, transformateurs, consommateurs, distributeurs, et des collectifs (élus, associations, gouvernance). Pour ça, il faut accompagner la réorientation de la consommation vers plus de produits locaux, et nous disposons de nombreux leviers pour le faire mais ils n’ont pas été articulés autour d’une colonne vertébrale. Par exemple, flécher la consommation avec des dispositifs comme la sécurité sociale de l’alimentation ce n’est pas idiot. Lutter contre le gaspillage alimentaire, ou faire des campagnes de publicités pour le manger local y contribue également. Les achats de la restauration collective représentent également un levier majeur. Il ne faut pas oublier que les meilleurs alliés des producteurs sont les gens qui cuisinent. 

Pour y arriver il faut remettre du temps long dans nos systèmes alimentaires. Et qui dit temps long dit planification. Les Projets Alimentaires de Territoire (PAT) sont une première étape en ce sens, mais j’aimerais encore plus entendre parler de Plans Alimentaires de Territoire. Les PAT ont le mérite d’exister, c’est un tout début d’un tour de table des acteurs de l’alimentation sur un territoire. Leur gros point faible aujourd’hui c’est qu’ils ne sont pas obligatoires et qu’ils ne sont pas supérieurs aux documents de planification territoriale. Il faudrait que les PAT soient systémiques et intègrent les documents d’urbanisme tels que le Plan Local d’Urbanisme, le Schéma de Cohérence Territoriale, ou encore le Plan Climat Air Énergie Territorial. Le jour où il y aura la compétence alimentation pour les collectivités locales, ça sera beaucoup plus simple.

L’autre souci c’est qu’un élu n’a jamais coupé un ruban en sauvant des terres agricoles. Mais les solutions existent. Par exemple, grâce à la loi Matras (du nom du député qui l’a porté), à partir du moment où une commune a mis en place un plan de sauvegarde, son intercommunalité doit également mettre en place un plan de sauvegarde. Dans les formations que je dispense aux élus, je les incite donc à enrichir leur plan communal de sauvegarde avec une dimension alimentaire et agricole.

Comment embarquer l’ensemble des acteurs des filières et le consommateur dans cette démarche ?

L’alimentation c’est le pilier de la santé. Les maladies liées à l’alimentation comme le diabète ou l’obésité explosent. La sécurité sociale va rembourser de moins en moins, donc autant éviter de tomber malade, et une bonne alimentation peut y aider significativement. La grande distribution doit également y participer, et il n’y a que deux façons de la faire bouger : l’intérêt économique et la législation. S’il y avait par exemple une grande campagne de communication financée par l’argent public pour inciter à consommer local, les grandes surfaces pourraient être plus enclines à développer ce type de filière.

Le mot de la fin ?

En conclusion je dirais qu’il y a 3 verrous à lever pour replacer l’alimentation au cœur des préoccupations. Premièrement il faut faire se rencontrer les différents acteurs du Club des Cinq que j’évoquais précédemment pour nouer des collaborations territoriales fructueuses. Deuxièmement, l’alimentation dans tout son spectre (foncier, semences, machinisme, logistique, transformation, distribution, etc.) doit trouver sa place dans les documents de planification territoriale. Troisièmement, la commande publique via la restauration collective est aujourd’hui sclérosée, elle doit devenir un levier d’accélération. La bonne nouvelle est que les élus que je rencontre lors de mes formations comprennent très bien les enjeux, et ont envie d’agir sur le sujet.