Entretien avec Grégory Haxaire, Directeur commercial de Graines d’Alsace
Bonjour Grégory, peux-tu nous présenter l’origine de Graines d’Alsace ?
Oui avec plaisir ! On a monté le projet avec 3 amis et partenaires céréaliers en 2021. Après avoir vécu une année 2020 très compliquée en termes de récolte (le sol alsacien est assez exigeant et les cultures de blé, maïs et betteraves sont très gourmandes en eau, donc les périodes de sécheresses sont particulièrement difficiles), on a cherché des solutions pour être plus résilients. Avec Cédric, Sébastien et Olivier, on avait déjà l’habitude de s’entraider sur nos exploitations, pour partager du matériel par exemple, alors on s’est penchés ensemble pour identifier une culture alternative qui consomme moins d’eau, nécessite moins de pesticides, et nous permettrait de nous diversifier. Les légumineuses se sont présentées un peu comme une évidence, et on s’est ainsi lancé le défi de structurer une filière de légumes secs locaux, made in Alsace. Quelques mois plus tard, on créait notre coopérative “Les 4 compères”, pour démarrer l’aventure.

Quelles sont les légumineuses que vous produisez aujourd’hui, et quelles pratiques avez-vous décidé d’adopter ?
On produit 5 types de légumes secs différents : 3 variétés de lentilles (verte, avec laquelle on a démarré, blonde et corail), du quinoa blanc et des pois chiches. Ce sont des cultures que l’on a introduites en rotation avec nos céréales actuelles, et que l’on fait tourner tous les 6 ans, pour enrichir nos sols.

Près de Strasbourg, là où nous sommes implantés, on a de gros enjeux sur la préservation de la ressource en eau, notamment vis à vis des pesticides et intrants agricoles, qui présentent un risque de contamination en particulier sur les zones de captage d’eau potable. Un des nombreux avantages des légumineuses c’est qu’elles stockent naturellement l’azote de l’air dans les sols, ce qui les enrichit et permet de se passer des engrais de synthèses. Sur nos parcelles, on fait régulièrement des analyses de sols pour mesurer la quantité d’azote de nos terres, et déterminer les endroits où il est le plus pertinent d’en planter. On a pas encore fait de démarches pour obtenir la labellisation bio, car on est encore une toute jeune entreprise, mais on est fiers de pratiquer une agriculture a minima raisonnée, et exempte de pesticides.
Depuis 2023, on a ouvert le projet à d’autres producteurs de la région. On est aujourd’hui 9 au total au sein de la coopérative, répartis sur une superficie de 55 ha (toutes légumineuses confondues), ce qui représente près de 40 t produites à l’année. On est vraiment fiers que la démarche puisse convaincre d’autres agriculteurs locaux, car la culture de légumes secs s’est complètement perdue en Alsace. Bien que les sols y soient tout à fait adaptés d’un point de vue agronomique, la concurrence des marchés mondiaux (notamment le Canada sur la lentille), a peu à peu réduit les surfaces développées par les producteurs, au profit des grandes cultures et de la vigne. On souhaite vraiment démocratiser à nouveau les légumineuses sur notre territoire, et on a la chance d’être accompagnés par Planète légume pour nous aider à faire des tests sur différentes variétés, voir lesquelles sont les plus adaptées, et faire en sorte de s’améliorer à chaque plantation.
Au-delà de la production, comment s’organisent la transformation et la distribution de vos produits ?
La quasi-totalité de la filière est locale : toute la production, le conditionnement et la commercialisation se font en Alsace, mais le tri est encore externalisé. A termes, on souhaiterait pouvoir investir dans un trieur optique et des silos de stockage, mais c’est du matériel très onéreux (de l’ordre de 2M€), donc on attend de se développer encore un peu. En attendant on fait appel à Biotopes, un partenaire situé à Auberive (51), qui trie l’ensemble de nos productions. Le conditionnement est ensuite fait sur nos exploitations, dans un hangar dédié.
Nos débouchés sont relativement diversifiés : on approvisionne pas mal les GMS (Système U, E. Leclerc, Auchan, Intermarché…) et petits magasins de producteurs locaux, et plus récemment la restauration collective. On essaie d’adapter nos prix pour faciliter l’intégration de nos produits dans les cantines, qui ont des contraintes de coûts assez fortes, mais ça reste compliqué d’intégrer ces marchés. De plus, les établissements ont souvent l’habitude de cuisiner avec des produits pré-cuits (conserves ou 5ème gamme, c’est à dire cuit sous vide), et à date on ne propose que des formats de légumineuses sèches, qui doivent être trempées et cuites : cela peut être un frein pour certaines cantines.

Vous insistez beaucoup sur la notion de filière de territoire. Peux-tu nous expliquer en quoi Graines d’Alsace en est un exemple ?
Le projet n’aurait pas pu sortir de terre et tenir dans la durée sans l’aide et l’implication de nombreux acteurs locaux, et on est très fiers que Graines d’Alsace résulte de nombreuses coopérations territoriales. Par exemple, on a pu bénéficier de conseils et de financements de la part de l’Interprofession des Fruits et Légumes d’Alsace (IFLA) qui nous accompagnent depuis le début, et qui ont été un grand soutien dans la création de la filière de légumineuses locales et sa reconnaissance officielle.

Les collectivités nous ont aussi beaucoup épaulé et ont pas mal fait de lien avec leurs cantines, notamment l’Eurométropole de Strasbourg dans le cadre de leur Projet Alimentaire Territorial. On est par exemple intervenus pour des dégustations et animations dans quelques établissements lors de la semaine “Fabuleuses légumineuses” qu’ils ont organisés, et à partir du mois de septembre, nos produits seront intégrés 1x/semaine dans leurs menus.
Quels sont les freins à lever selon toi pour que l’on consomme plus de légumineuses locales ?
Je vois deux principaux défis à relever. Le premier, et c’est le point le plus difficile pour nous, c’est de changer les habitudes côté consommateurs, qui savent peu comment cuisiner les légumes secs, et sortir du traditionnel saucisse-lentilles. Sur ce sujet, on travaille notamment avec Daniel Zenner, un chef étoilé local, qui est très emballé par cette filière, et nous aide notamment à élaborer des recettes, pour faciliter l’appropriation de nos produits par les consommateurs (de nombreuses idées sont d’ailleurs à retrouver sur notre site internet!).

Le deuxième défi selon moi, c’est le prix du local et de la qualité. La plupart des légumineuses que l’on retrouve dans nos rayons sont issues de l’importation, produites au sein d’exploitations 3 à 4x plus productives que les nôtres, et dont les prix défient toute concurrence. C’est vraiment compliqué de rivaliser avec ces acteurs, surtout quand les GMS ajoutent leurs marges habituelles, on atteint des prix qui sont complètement déconnectés des portefeuilles des consommateurs. Certains distributeurs comme Système U font des efforts pour promouvoir le local et prennent des marges moins importantes sur ces produits, mais ça reste des initiatives à la marge, et le reste du temps on doit s’inscrire dans le système “classique”.
Quelles sont les prochaines étapes pour vous ?
On est encore une entreprise toute jeune, mais le projet a bien décollé depuis les deux dernières années. En ce moment on travaille au développement de nouvelles gammes, notamment avec Les Bocaux de Marie, un traiteur local avec qui on est en train d’élaborer des gammes de légumineuses adaptées à l’apéritif (snacking de pois chiches, houmous de lentilles, galettes de quinoa…). On a déjà de bons retours clients des quelques tests qu’on a fait en magasins de producteurs, et les produits devraient sortir d’ici fin d’année. On regarde aussi tout ce qui est farines de légumes secs, en partenariat avec les Moulin Kircher, qui pourraient être intéressantes comme base pour la restauration (collective et commerciale), et également les boulangeries, qui recherchent des alternatives sans gluten.
En parallèle, on va continuer d’améliorer notre charte interne sur le zéro déchet. On en parle peu, mais le triage de légumineuses génère un certain nombre de rebuts (de l’ordre de 5% en masse, correspondant aux poussières, coques, écarts de tris…), qu’il est possible de valoriser différemment qu’en méthanisation. On fait des essais notamment en alimentation animale, pour substituer les rations de soja habituelles, via un partenariat qu’on a initié avec un élevage de poules voisin. L’idée est de montrer aux consommateurs que l’avenir des filières ne se joue pas uniquement à l’échelle des assiettes mais qu’il y a des défis également en amont, dans les champs, et en aval, dans la valorisation des co-produits et déchets.
L’avis de Foodbiome
L’intégration des légumineuses au sein de nos systèmes agricoles est un levier clé pour favoriser la transition agroécologique, aller vers moins d’intrants et de pesticides, enrichir naturellement nos sols en azote et en matière organique, et participer à une meilleure préservation de la ressource en eau. En plus d’accompagner les agriculteurs dans la diversification de leurs assolements, Graines d’Alsace structure localement l’entièreté de la filière de légumes secs, en proposant des solutions mutualisées de triage, conditionnement, et commercialisation sous la forme d’une marque de territoire, identifiée partout en Alsace. Et parce que l’un des principaux défis de cette filière est son acceptabilité auprès du consommateur, de nombreuses actions sont menées auprès des cantines, de la restauration commerciale, et via leur site internet, pour vulgariser et promouvoir les bienfaits des légumineuses, pour la santé des sols, des mangeurs, et des écosystèmes… Une initiative exemplaire qui, on l’espère, pourra inspirer de nombreux territoires !
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