Entretien avec Vincent Rozé, co-fondateur de la Ferme de Sainte-Luce
Bonjour Vincent, comment résumerais-tu en quelques mots la Ferme de Sainte-Luce ?
Quelques soient nos projets, nous avons toujours mis l’humain au premier plan. C’est important de le savoir car ces valeurs humaines ont dicté chacun de nos choix et si la ferme est ce qu’elle est, c’est en partie grâce à cette ligne de conduite. La ferme de Sainte-Luce est une ferme collective dynamique accueillant plusieurs ateliers, allant de la fromagerie à la boulangerie en passant par l’élevage porcin, opérée par 23 personnes au quotidien. C’est un projet qui s’est construit au fil du temps et qui, dans une optique de cohérence a élargi ses ateliers afin d’optimiser sa production et de servir le territoire en présence. L’équité est une valeur clé du projet et c’est pourquoi les 23 personnes qui travaillent sur l’exploitation bénéficient de salaires horaires et de 5 semaines de congés par an. Chaque année, la ferme voit des personnes arriver pour apprendre, se former et partir pour aller essaimer le projet et ses valeurs ailleurs. C’est aussi une des volontés de la ferme que de s’ouvrir vers l’extérieur, faire partager au plus grand nombre ses valeurs et ses compétences. Désormais, nous sommes fiers de savoir que plusieurs dizaines de personnes s’installent en boulangerie ou autres ateliers après être passées par la ferme de Sainte-Luce.

Peux-tu nous parler un petit peu de toi afin de mieux comprendre ce qui t’ as amené jusqu’ici ?
Avec plaisir ! J’ai grandi en Ille et Vilaine dans une famille agricultrice. Nous avions une ferme, assez classique pour son époque, en polyculture-élevage avec des céréales et environ 1000 cochons en élevage. Après une formation d’ingénieur agronome, j’ai réalisé environ 5 ans en Russie dans la formulation et vente de prémix pour l’alimentation des monogastriques entre autres. J’ai pu constater la taille des élevages dans cette région sans commune mesure avec ce qui se passe chez nous. Enfin en 1998, après la crise économique russe, je suis revenu en France avec le projet de m’installer avec ma compagne en exploitation agricole pour la production de fromage. C’est un peu comme cela que l’aventure Sainte-Luce a commencé.
Alors justement, quelles étaient les origines de la Ferme de Sainte-Luce ?
Ma compagne avait la volonté de rejoindre la montagne alors nous avons visité en Isère une exploitation à vendre et 5 mois plus tard en 2001, nous emménagions avec un autre couple dans ce qui allait devenir la Ferme collective de Sainte-Luce. Nous nous sommes alors associés à 4 sur la ferme et ses 30 vaches avec dès le début la volonté de produire du fromage. Très vite nous avons eu envie de développer la filière “pain”, c’était une façon pour nous de valoriser notre temps de travail avec un produit à bonne valeur ajoutée. Voici donc les deux ateliers au départ du projet. Le cheptel de base était de 30 vaches laitières réparties entre Abondance et Montbéliarde pour une production laitière d’environ 120 000 L/an. Nous avons très vite construit la fromagerie avec comme objectif de produire 160 000 L/an. Si au début la production de lait était valorisée en fromage et livrée brute à la coopérative, nous avons rapidement arrêté la livraison pour nous consacrer entièrement à la production fromagère. Les produits étaient initialement du fromage blanc, du fromage affinée puis du fromage à raclette jusqu’à la mozarella et tout ça avec le lait produit sur place et transformé sur place.

Nous avons ainsi créé deux entreprises distinctes pour dissocier nos deux productions fromage et pain. En effet, l’atelier “pain” était indépendant de l’activité agricole car nous nous approvisionnons auprès de producteurs paysans de céréales aux alentours. L’atelier pain est sous la SAS Ferme de Sainte-Luce tandis que les ateliers vraiment dépendants de l’activité agricole sont sous le GAEC Ferme de Sainte-Luce.
Peux-tu nous alors nous expliquer comment l’exploitation est passée de 4 associés à 23 personnes ?
En réalité, tous les ateliers que l’on accueille désormais ne sont pas arrivés simultanément et sont à chaque fois arrivés soit suite à une opportunité soit suite à une logique de cohérence dans la continuité de ce qui était déjà fait. Prenons l’exemple de l’atelier de fromage. Pour produire 1 kg de fromage, il faut à peu près 10 L de lait. Ainsi, on se sépare de 9 L de lactosérum ou ”petit lait” qui est pauvre en matière grasse mais riche en sucre. C’était assez spontané pour nous de trouver un moyen d’utiliser ce co-produit du fromage pour éviter le gaspillage et également pour éviter une perte économique inutile. On a donc eu l’idée de créer un atelier d’engraissement de cochons qui ainsi valorisait ce petit lait. Dans la même lignée, le renouvellement du troupeau à hauteur de 20 à 25% par an nous faisait sortir quelques vaches réformées chaque année avec un débouché de vente peu valorisant. Nous avons donc eu la volonté de garder nos réformes pour proposer de la viande bovine en direct sur la ferme et ainsi ramener de la valeur sur site en élargissant notre offre. C’est vraiment dans un souci de cohérence philosophique mais aussi économique que nous avons réfléchi à notre système en utilisant au maximum les synergies entre chaque atelier plutôt que d’acheter de l’aliment pour les cochons et de jeter notre lactosérum issu de la production fromagère. De la même façon, il était impensable d’acheter de la farine aux grands moulins de Paris alors que nous avions des paysans meuniers artisanaux à deux pas. L’enjeu est aussi de faire fonctionner l’économie locale et nous avons la chance de pouvoir nous le permettre grâce à une clientèle qui a aussi les moyens de s’offrir des produits un peu plus chers que la moyenne, consciente de leur qualité. Forcément, nous n’étions plus assez nombreux pour assurer la gestion de tous ces ateliers donc nous avons accueilli de nouvelles personnes sur la ferme collective. Nous sommes ainsi rapidement passés à 5 personnes puis 9 et ainsi de suite.

Nous parlions d’opportunité et cela a été le cas en 2017-18 puisque nous avons pu installer 2 couples et leur projet sur l’exploitation. C’est ainsi qu’un atelier de biscuits et un atelier de brasserie artisanale se sont développés. La production de la bière est assurée grâce à la culture de 4 ha d’orge sur la ferme. La ferme propose ainsi 7 gammes de bières sous le nom d’Étincelle. Là encore les activités agricoles interagissent et les 150 ha de SAU sur la ferme sont ainsi en partie valorisés pour la brasserie. La biscuiterie artisanale de Sainte-Luce s’étend de la production de cookies jusqu’aux brioches et au pain d’épices. La ferme collective de Sainte-Luce vise autant que possible d’atteindre une autonomie sur ses activités et grâce à notre atelier de micro-méthanisation via le biogaz issues des déjections animales et de nos équipements en panneaux photovoltaïques, tous les ateliers sont autonomes en eau chaude et en chauffage. C’est encore une belle économie pour la structure.

Et comment s’organisent alors les différents ateliers autour de ces 23 personnes ?
Notre modèle est basé sur la polyvalence des personnes qui travaillent. Chaque atelier est plus ou moins en interaction avec l’autre, et c’est la même chose pour les salariés de Sainte-Luce. Même si chaque atelier est dirigé par 1 ou 2 référents, plusieurs personnes travaillent dessus. Ainsi, le responsable de l’atelier “pain” peut manager 7 ou 8 personnes un jour et être managé le lendemain sur un autre atelier. Au final, chaque personne est amenée à travailler sur 3 à 4 ateliers différents ce qui montre l’importance de la polyvalence au sein de la ferme collective et surtout la hiérarchie horizontale du modèle. L’entraide est de mise, nous avions même pendant un moment, mis en place une crèche interne à la ferme afin de mutualiser les gardes et faciliter le travail. Pour gérer son temps de travail, chacun utilise un logiciel de gestion afin d’organiser les semaines et les 5 semaines de congés dont chaque personne bénéficie. Le fait d’être assez nombreux permet d’avoir toujours du monde à la ferme et ne pas faire reposer toutes les responsabilités sur une personne au départ d’une autre. Ce modèle collectif fonctionne notamment grâce au mode de prise de décisions par consentement impliquant tous.tes les travailleurs.euses concernées. Par ailleurs, cette approche collective reste professionnelle et doit respecter au mieux les aspirations personnelles de chacun.e même si la ferme propose des repas collectifs le midi ou des événements culturels organisés sur la ferme, chacun.e est libre d’y participer. Nous avons défini il y a 4 ans notre raison d’être (voir ci-dessous) et écrivons beaucoup de choses afin de faciliter l’échange d’informations et garantir la transmission de nos valeurs. Chaque recrutement est basé sur ces valeurs avant même le savoir-faire technique et les arrivant n’ont d’ailleurs pas souvent de compétences techniques particulières.
Raison d’être évolutive de la Ferme de Sainte-Luce
- La Ferme de Sainte-Luce est un lieu collectif de production biologique, d’exploration, d’échanges et de formation.
- Le fruit de son activité paysanne et artisanale nourrit les besoins de ses travailleurs et régale ses clients.
- Elle aspire au respect du vivant et invite à prendre soin des êtres humains, des animaux, des territoires et de l’environnement.

Tu parlais de vente directe, comment se matérialise l’accueil sur la ferme de Sainte-Luce ?
La ferme collective accueille de nombreux visiteurs chaque année à travers du tourisme l’été, mais aussi à travers des classes vertes en basse saison avec les écoles environnantes. C’est en réaction à ça que nous avons créé un atelier supplémentaire c’est-à-dire un restaurant/traiteur sur la ferme pour nourrir les visiteurs lors d’événements. L’été par exemple, tous les vendredis, on ouvre un bar à la ferme et on sert ainsi des plats cuisinés sur place. On propose également des animations culturelles comme des pièces de théâtre ou encore des concerts. Cela permet de réunir du monde et de faire de la ferme un point de rendez-vous en société. On accueille ainsi parfois plusieurs centaines de personnes le vendredi. S’ouvrir à l’extérieur est pour nous une valeur clé afin de parler du projet et de faire se rencontrer les gens dans une ambiance chaleureuse et authentique. À travers nos produits, nous essayons de toucher du monde en livrant notre production de Grenoble à Gap et avons même des clients marseillais. Le marché de plein vent est notre circuit de distribution majoritaire à 40%, les magasins de producteurs, les foires BIO et les AMAP représentent 25%, la vente à la ferme 20% et enfin la restauration collective 10%.

En quoi considères-tu la ferme de Sainte-Luce comme une ferme collective ?
Ce modèle se développe de plus en plus car il y a une prise de conscience de l’importance de l’humain au sein de l’organisation. Les fermes partagées en sont un très bon exemple avec le modèle de SCIC qui facilite l’installation et la transmission agricoles. Chez Sainte-Luce, l’actionnariat est géré par 6 personnes dont 2 qui était présents au début du projet. Ce cercle d’associés évolue et a une posture décisionnelle relative car la majorité des décisions est prise collectivement. Dans le même esprit de hiérarchie horizontale, chaque personne est rémunérée selon un salaire horaire et le capital n’intervient pas dans la comptabilité. Les salariés sont payés un peu plus que le SMIC. Des tarifs préférentiels sont appliqués pour les produits et le fonctionnement est basé sur la confiance. La ferme collective de Sainte-Luce c’est avant tout un mode de vie inspirant. Beaucoup de personnes qui s’installent sont issues d’études ou bien cherchent à se réorienter par une formation. C’est pour cela que la question de la transmission et de la gestion collective est très importante afin d’essaimer le modèle de fermes partagées à travers la région et au-delà.
L’avis de FoodBiome
Dans un contexte où le métier d’agriculteur souffre d’une image pénible et isolée, les fermes collectives comme la ferme de Sainte-Luce figurent comme un exemple intéressant de gestion astucieuse du personnel mais aussi des ressources. En effet, la polyculture-élevage pratiquée au sein de ce projet traduit la cohérence et la logique avec laquelle la ferme de Sainte-Luce gère ses ateliers. C’est là aussi un modèle inspirant d’optimisation technique mais aussi économique. Chez Foodbiome, nous croyons profondément en un tel projet et nous réjouissons de l’impact territorial que cette ferme peut avoir via la transmission et la formation.
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