Eva Coudray est chargée de mission en accompagnement développement de filières depuis 3 ans à Bio en Hauts-de-France (1). Elle a accompagné le projet pendant toute cette période, et l’a notamment présenté au Salon Natexpo à Lyon en 2022 (2).
Peux-tu nous expliquer en quelques mots le projet que tu portes à Bio Hauts-de-France ?
Depuis 2016, Bio en Hauts de France aide des agriculteurs en BIO dans le dimensionnement d’un outil de transformation des betteraves, permettant de produire du sucre brun local. Le but de la démarche est d’intégrer tous les acteurs des filières dans la gestion de l’outil, en proposant des prix justes pour les agriculteurs et les consommateurs. L’installation de la micro-sucrerie est prévue pour 2024, en périphérie de Cambrai.
Pourquoi et comment les agriculteurs ont-ils voulu monter cette filière ?
Les producteurs, en 2016, ne trouvaient pas de débouchés pour leurs betteraves BIO. Par exemple, Tereos et Cristal Union (industriels producteurs de sucre) ne raffinaient pas du sucre BIO dans leurs outils de transformation, qui étaient surdimensionnés pour de si petits volumes de betteraves BIO. Pourtant, la betterave est une culture intéressante pour les agriculteurs, comme c’est une culture de tête de rotation intéressante, et à laquelle ils tiennent, car traditionnellement originaire du Nord.
Le but premier de l’outil est donc de monter une filière responsable, qui rémunère au juste prix les agriculteurs pour leur travail. Ainsi, le prix de la tonne de betterave a été fixé à 116 euros. En plus de ce prix rémunérateur, la gouvernance est partagée grâce à une coopérative SAS (Société par Action Simplifiée).
Quels sont les avantages et les inconvénients d’une organisation en SAS ?
Il a fallu construire un modèle de gouvernance qui colle à ce qu’on voulait pour le projet. Nous nous sommes fait accompagner pour cela par un cabinet juridique, ExtraCité. Ce que l’on veut, c’est une structure qui mutualise les risques associés à l’installation et au fonctionnement d’un tel outil. Le modèle de gouvernance doit donc prendre en compte les agriculteurs, mais aussi le monde de l’aval. Il doit pouvoir évoluer facilement avec le temps, selon les attentes des différentes parties prenantes. Ainsi, la SAS est composée de trois collèges :
1) le collège producteurs (voir photo ci-dessous), avec 51% des votes ;
2) le collège des entreprises – ceux qui utilisent et distribuent le sucre (dont Biocoop, qui s’est engagée depuis 7 ans dans le projet, France cake tradition, un atelier de transformation agroalimentaire partenaire, Bio-Hauts-de-France pour son investissement dans projet depuis 7 ans, et Norabio, (une coopérative agricole qui accompagne le projet) ;
3) Sucressence, l’entreprise qui a accompagné dans la recherche du process pour la fabrication du sucre intégral de betterave BIO (pour autant, ce collège de manière général n’a pas de droit de vote, il s’inscrit dans une démarche de pur soutien et d’appui au projet).
Les agriculteurs connaissent déjà bien le système de coopérative – où chacun a une part sociale bien définie dans un outil de production. Cette méthodologie n’est donc pas un frein pour eux. Par exemple, on envisage qu’un agriculteur prenne 25 parts par hectare cultivé de betteraves, pour au plus 5 hectares. En revanche, c’est assez unique pour les acteurs de l’aval, qui n’ont pas l’habitude de s’investir dans de telles structures. Mais l’accueil est très bon ! La méthodologie entre en résonance avec nombreux de leurs enjeux, notamment par rapport aux problématiques du sourcing. Bien sûr, plus les acteurs de l’aval montent au capital, plus ils ont un volume de vente alloué important.
Tout l’enjeu en ce moment est de finaliser le règlement intérieur, pour clarifier les règles du jeu pour tout le monde.
Quels sont les différents procédés appliqués aux betteraves pour les transformer en sucre ? Quelle sera la dimension finale de l’outil agroalimentaire ?
Avant de répondre plus en avant, il faut que tu saches que nous sommes en train de faire breveter le procédé, je ne pourrai donc pas en dire beaucoup.
Dans les procédés traditionnels, on enlève la terre des betteraves, on les coupe en cosette, puis on laisse diffuser le sucre dans un bain d’eau chaude. Les sucres diffusent dans la solution, et c’est en récupérant cette solution qu’on obtient du sucre. Après plusieurs bains, la qualité du sucre que l’on récupère en solution augmente, pour n’obtenir à la dernière jetée que du saccharose. Ensuite, le procédé de purification s’effectue avec des produits chimiques, du lait de chaux et du CO2 notamment (le diagramme complet du procédé classique est disponible ici).
Il était techniquement possible de traiter les volumes de betterave BIO de cette manière, mais cela aurait impliqué de dimensionner un outil très conséquent. Nous n’avons pas voulu nous diriger dans cette voie, mais nous avons plutôt privilégié une échelle plus petite, avec un process entièrement mécanique, sans utilisation de lait de chaux ni de CO2.
Le produit final n’est pas le même entre les deux process : celui issu du process industriel est du sucre blanc, du saccharose pur, alors que le nôtre est un sucre brut, un sucre brun de betteraves, qui n’existait pas sur le marché jusqu’à présent. Même s’il n’est pas conseillé de manger trop de sucre, le sucre brun est nutritionnellement meilleur qu’un sucre raffiné, car il contient des oligo-éléments, et il a un indice glycémique légèrement meilleur.
Quant au dimensionnement de l’outil, il est conçu pour accueillir la production en betteraves de 400 ha, soit 2500 t de sucre par an. On n’est pas du tout sur la même échelle.
Le goût est-il un facteur limitant pour l’incorporation dans des recettes agroalimentaires ?
On a fait une analyse sensorielle consommateur avec l’école d’ingénieur ISA. Sur un panel de 100 personnes, notre sucre de betterave complet a été jugé identique au sucre complet de canne sur la texture, la taille du grain, la couleur et le goût. Les consommateurs apprécient ce sucre brun de betterave, car c’est une alternative au sucre de canne brun, qui provient souvent du Brésil ou d’Amérique latine.
Quelles sont les valeurs que vous défendez ?
La première de nos valeurs est l’équitabilité. Les agriculteurs sont payés au juste prix, ce qui leur permet de vivre dignement de leur travail. Notre produit est certes plus cher que du sucre de betterave raffiné, mais il est moins cher que du rapadura.
Nous sommes aussi engagés dans une diminution des impacts environnementaux de nos process. Nous sommes autonomes en eau à 90%, et le procédé que nous avons développé est 2.5 moins énergivore que les procédés de raffinage classique. On tend aussi à limiter les trop grandes parcelles en monoculture de betteraves, en fixant comme limite maximale 5 ha de betteraves par exploitant.
Quelles sont les prochaines étapes du projet ?
On se donne au maximum pour que le site ouvre en septembre 2024, pour la prochaine saison de récolte de betteraves. La première année, on compte collecter 200 ha de betteraves, avant d’augmenter de 100 ha par an pour atteindre les pleines capacités de l’outil en 2026, à 400 ha.
L’avis de FoodBiome
Démassifier les filières agroalimentaires passe aussi par un changement de nos pratiques culinaires. Il est impossible de consommer du sucre blanc raffiné local partout sur le territoire national, puisque cela implique des outils de transformation très lourds, qui ne deviennent rentables qu’à partir d’une taille critique importante.
La fABrique à sucre fait un pas de côté par rapport au modèle traditionnel de la sucrerie en révisant son produit fini, et en proposant du sucre brun de betteraves, non raffiné et local, présentant de meilleures qualités nutritionnelles (attention, l’abus de sucre reste néanmoins dangereux pour la santé).
Aussi, en intégrant toutes les parties prenantes des chaînes de valeur agroalimentaires, La fABrique à sucre développe un modèle d’outil de territoire résilient et participatif. On ne peut qu’encourager ce type d’initiative, et lui souhaiter le meilleur pour la suite afin qu’elle inspire d’autres territoires !