Entretien avec Aurélien Fabas, cofondateur du Labo Dumoulin.
Introduction : La fermentation, une tendance actuelle pas tellement innovante
Kombucha, kimchi, légumes lactofermentés… Autant de “nouveaux » produits qui prennent place sur les étagères des supermarchés et s’inscrivent sur les cartes des restaurants branchés. Leur point commun réside dans leur processus de transformation ; la fermentation. Les raisons du récent engouement pour ces “super aliments” sont variées ; certains présenteraient des qualités gustatives développées par la fermentation, d’autres seraient plus digestes et participeraient à la bonne santé de notre microbiote intestinal. Ces caractéristiques sont dues à la présence de micro-organismes dans les aliments fermentés, leur valant le qualificatif de produits “vivants”. La fermentation a longtemps été la seule technique que maîtrisaient les humains pour conserver leur nourriture. L’utilisation des levures, des bactéries et des moisissures n’a donc rien de novateur ; on n’a même jamais consommé aussi peu de produits fermentés qu’actuellement.
En Occident, la baisse de consommation de produits fermentés s’explique par des avancées technologiques et scientifiques, comme la pasteurisation ou la réfrigération. Ces pratiques nous ont émancipés de la fermentation comme technique principale de préservation de nos aliments, nous menant vers un système agro-alimentaire hygiéniste et standardisé. Au-delà des nouvelles dépendances induites par ces technologies (énergie, infrastructures, matériaux), leurs détracteurs déplorent la perte des savoir-faire et des avantages nutritionnels liés à la fermentation. En effet,
Désormais, transformer des produits vivants tout en répondant aux exigences qualitatives et hygiéniques du système agroalimentaire n’est pas chose facile. Le regain d’intérêt pour les produits fermentés, notamment certaines boissons comme le kombucha et le kéfir, interroge l’adaptation dont doivent faire preuve les acteurs de l’agroalimentaire. Afin d’enrichir nos propos et de tenter de faire émerger des premiers éléments de réponse à ces questionnements, nous avons rencontré Aurélien Fabas, cofondateur du Labo Dumoulin, producteur de kéfir en Alsace.

Partie 1 : De la première technique de conservation de nos aliments à une fermentation de confort
La fermentation alimentaire : une pratique ancestrale longtemps essentielle à la préservation des aliments
La fermentation est le résultat de la transformation de matière organique par des micro-organismes (levures, bactéries et moisissures), plus précisément. Si l’on se concentre sur le fonctionnement de la fermentation alimentaire, il s’agit de la transformation de sucre (les glucides), produisant alors du gaz carbonique, de l’alcool, ou de l’acide. Ce procédé se produit de façon spontanée et naturelle quand un ensemble de facteurs sont réunis ; le taux d’humidité, la température, la présence des populations microbiennes adéquates, la présence ou l’absence d’oxygène… Alors, la multiplication des micro-organismes va modifier l’aliment de base en agissant sur son goût, sa texture, et même ses caractéristiques nutritionnelles. Dans le cas d’une fermentation “réussie”, cette transformation va préserver l’aliment, et allonger sa durée de consommation. (source) En effet, toutes les bactéries n’ont pas un impact “souhaitable” sur nos aliments. Certaines sont considérées comme pathogènes ou indésirables, car leur action peut rendre l’aliment impropre à la consommation humaine.
L’emploi de cette technique est millénaire ; on sait qu’avant même de maîtriser la domestication du feu (environ 400 000 ans), nous faisions faisander la viande afin de la rendre plus digeste. Selon la région du Monde, la fermentation peut permettre de prolonger la durée de vie des aliments qui se détériorent rapidement dans un climat chaud, ou de préserver certaines denrées pour les mois hivernaux, où la nourriture se fait plus rare. Cela explique que chaque territoire ait développé ses propres techniques, et qu’il en résulte une variété incalculable d’aliments et de plats issus de la fermentation à travers le Monde.
Terroir, savoir-faire et fermentation ; synonyme de qualité ?
La gastronomie française est l’un des étendards culturels principaux qui participe à notre renommée internationale. Il est révélateur d’observer que la majorité des aliments emblématiques de notre garde-manger sont fermentés : le pain au levain, le vin, la bière, ou encore le fromage. Reconnus pour leur goût et leur unicité, ces produits sont indissociables de leur terroir, ainsi que des savoir-faire associés à leur fabrication. Mais également de leur nature vivante.
La valeur que l’on attribue aux savoir-faire et à la notion de terroir a conduit à la création d’outils juridiques visant à les protéger et à assurer leur pérennité. L’INAO est l’organisme responsable de l’élaboration et de l’attribution des SIQO (Signe officiel d’Identification de la Qualité et de l’Origine). Ces appellations concernent 1 200 produits reconnus comme AOC, AOP, IGP ou Label Rouge. L’appellation la plus exigeante à obtenir est l’AOP (Appellation d’Origine Protégée), et requiert 3 engagements de la part du producteur ; l’utilisation de matières issues et transformées au sein d’un terroir délimité, selon un cahier des charges spécifique, et soumis aux contrôles d’organismes certifiés par l’État. Il existe quelque 500 produits labellisés AOP en France, qui possèdent chacun leur cahier des charges particulier. (source)
Parmi les pratiques autorisées par ces cahiers des charges, se trouvent parfois des processus visant à inhiber les risques de contamination microbiologique, comme la pasteurisation. L’autorisation de ces procédés génère de nombreux débats à propos de la perte en qualité qu’ils provoqueraient sur les produits, notamment gustative. Ces traitements ont pris une place centrale dans notre industrie, même sur des produits fermentés, qui par définition sont censés se préserver sans d’autres actions. En France, seulement 16% des fromages affinés commercialisés sont au lait cru (Source), contre 68 % pour les fromages AOP (source).

Les évolutions technologiques qui ont détrônées la fermentation pour la conservation alimentaire
L’origine de ces pratiques de décontamination remonte aux années 1860, quand Louis Pasteur comprend les effets des micro-organismes sur la transformation de la matière. Surtout quand il s’agit de l’altération qu’ils peuvent provoquer sur les aliments. Ses premiers travaux étaient d’ailleurs menés sur la conservation du vin, dont la commercialisation à l’étranger représentait déjà un gros enjeu économique à l’époque. Or, le précieux liquide avait tendance à tourner au vinaigre. Les expérimentations du chercheur ont permis de faire le lien entre la stabilisation du vin et le fait de le chauffer à une certaine température, et cela, durant un certain temps.
Cette technique, que l’on nommera la pasteurisation, va progressivement s’étendre à la bière, puis aux produits laitiers. Depuis l’avènement de cette période hygiéniste, les techniques de prévention microbiologique employées dans l’agro-industrie se sont diversifiées. L’asepsie et le froid sont privilégiés, reconnus comme les techniques les plus sûres et les plus économiques. On peut citer la flash-pasteurisation, la stérilisation, ou le traitement haute pression, qui sont associés de façon quasi automatique à l’emballage des produits. Même dans le cas de produits fermentés, car la fermentation est jugée trop aléatoire dans sa capacité à conserver la matière. L’Occident est parvenu à un tel niveau de maîtrise technologique de son alimentation que l’on parle désormais de fermentation de confort quand on en consomme, en opposition à une fermentation de nécessité. (source)
Les méthodes de conservation actuelles controversées
Pourtant, ces techniques restent critiquées pour de nombreuses raisons. Comme l’altération des qualités gustatives et nutritionnelles provoquée par la montée à haute température des aliments (de 60° à 70° pour la pasteurisation, <100° pour la stérilisation). Ces techniques sont également très énergivores et produisent beaucoup d’emballage à usage unique (conserve en métal, emballages plastiques ou carton). Le coût et la technicité de ces processus limitent leur accès à un certain type d’entreprise, empêchant certains producteurs de pratiquer la transformation à la ferme. Enfin, il est aussi question de la perte des savoir-faire liés à d’autres pratiques, comme la fermentation, le salage ou le confit. En 2003 un colloque scientifique pointe l’intérêt du développement de la fermentation comme technique de conservation à grande échelle. Leur postulat de base stipule que les avancées majeures de l’époque en biologie moléculaire et en génétique microbienne devaient permettre la maîtrise industrielle de la conservation par la fermentation, tout en “préservant la spécificité et la complexité des caractéristiques (des produits fermentés)”. (source)
Qu’en est-il aujourd’hui ; parvient-on à concilier l’échelle de l’industrie agroalimentaire et la fermentation ? Quels sont les obstacles auxquels font face les transformateurs, et quelles solutions apportent-ils ?
Partie 2 : Le labo Dumoulin, un producteur de kéfir qui a fait le pari du vivant

L’histoire de l’entreprise et de son produit phare
Nous avons rencontré la première marque de Kéfir de France ; le Labo Dumoulin. Cette société à mission promeut la consommation d’aliments fermentés et bons pour la santé, dont des boissons fermentées non pasteurisées. Co-fondée par Aurélien Fabas, Sylvie et Pascal Dumoulin, l’entreprise connaît une belle croissance depuis son lancement en 2019, profitant de l’engouement français pour les boissons fermentées non alcoolisées. Leur gamme propose une trentaine de kéfirs de fruits différents, ainsi qu’une dizaine de déclinaisons de légumes lacto-fermentés. L’ensemble est produit dans leur usine située à Bischwiller, dans le Bas-Rhin. Leurs débouchés sont variés, initialement axés sur les magasins bio où s’approvisionnent leurs cibles de clientèle, mais on les retrouve également en GMS, ainsi que chez les restaurateurs.
Le kéfir est une boisson pétillante et acidulée souvent associée au kombucha, qui lui ressemble en goût et en apparence mais n’est pas issu des mêmes micro-organismes. Les “grains de kéfir” forment une matrice de polysaccharides (sorte de cellulose) qui renferment divers micro-organismes, dont des levures et des bactéries lactiques, qui se nourrissent de sucre. Le kéfir de fruits est produit à partir d’un mélange d’eau, de sucre et de fruits (traditionnellement citron et figue) et de grains de kéfir. (source) L’engouement des consommateurs pour les boissons fermentées a émergé il y a une dizaine d’années. Bien que la crise du Covid ait certainement joué une part, la tendance de fond semble être motivée par l’aspect santé de ces boissons ; sans alcool, souvent sans sucre et bénéfiques pour la santé digestive.


Les enjeux rencontrés par l’industriel face dans la transformation d’un produit vivant
La rupture vis-à-vis de la fermentation qui s’est progressivement opérée depuis la fin du 19ème siècle a développé de nombreux aprioris chez les consommateurs. Cela génère à son tour un enjeu d’éducation, couplé à un enjeu gustatif. En effet, les populations occidentales sont de plus en plus exposées au sucre. Cela rend les produits non sucrés parfois difficiles à apprécier, car nos palais ne sont plus habitués à être exposés à ces saveurs complexes. D’un point de vue plus technique, l’évolution du produit dans le temps est un autre point d’attention, surtout quand le kéfir n’est pas pasteurisé, et donc pas stabilisé. Par exemple, l’une des recettes du Labo Dumoulin à base de framboises fraîches change de couleur de façon importante après quelques semaines de mise en bouteille. Le kéfir passe d’un rose pâle à un rose bonbon. Cette réaction n’a aucun impact sur le goût du produit, et témoigne plutôt d’une réaction chimique entre les pigments de la framboise et le milieu acide dans lequel il est plongé. Mais ce changement de couleur peut déranger les consommateurs ainsi que les distributeurs, qui ne sont plus habitués à des produits évoluant.
Pour dépasser ces freins, la marque doit faire preuve de pédagogie avec l’ensemble de ses interlocuteurs afin de faire évoluer leur regard sur leurs produits. Aurélien Fabas est fière de pouvoir affirmer que les efforts de leur équipe ont permis de produire une boisson qui se conserve à température ambiante, sans sucre et tout en restant vivante, ce qui est un gage de qualité.
Pour ce qui est de la commercialisation de leurs produits, le Labo Dumoulin joue avec les codes du soda, mais fabriqués sans sucre et à partir de produits naturels et frais. La marque aromatise ses kéfirs uniquement avec des infusions de plantes et des purées de fruits, qui leur donne leur couleur ainsi que leur goût. Mais ces partis pris exigent un sourcing de matière première irréprochable. La marque travaille avec des produits 100% bio, et issus du commerce équitable pour la majorité. Mais quand le composant principal d’un produit reste l’eau, l’emplacement de l’usine devient crucial. Il se trouve que l’eau du réseau de Bischwiller est de très bonne qualité, au point de ne nécessiter pas de filtration particulière. Face à un besoin d’acquérir de nouveaux locaux, l’entreprise a fait le choix d’agrandir l’usine actuelle pour ne pas perdre la qualité du réseau d’eau de la ville.
L’avis de FoodBiome
La fermentation fait partie de nos savoir-faire culinaires les plus anciens, et participe grandement à la diversification de notre alimentation. Réussir à concilier les normes agro-industrielles, avec les bénéfices propres aux aliments fermentés est un défi important pour permettre aux consommateurs de mieux manger. Dans ce sens, Foodbiome supporte les initiatives telles que celle portée par le Labo Dumoulin et l’ensemble des acteurs de l’agroalimentaire travaillant à la production d’aliments sains et vivants.
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