Entretien avec Lola Dubois, co-fondatrice de Slasheurs-Cueilleurs

Bonjour Lola, peux-tu nous expliquer la genèse et l’ambition de Slasheurs Cueilleurs ?
Oui avec plaisir ! Slasheurs-cueilleurs, c’est une jeune association qu’on a co-créée début 2024 avec Julien et Nicolas, et qui vise à sensibiliser et accompagner celles et ceux qui le souhaitent vers le temps partiel agricole.
Deux constats majeurs ont motivé cette initiative. D’une part, les nombreux enjeux liés à la transition de notre agriculture vers l’agroécologie vont nécessiter une main d’œuvre supplémentaire conséquente et un réel changement sociétal. En effet, la moitié de nos agriculteurs français partiront à la retraite d’ici 2030, et ⅔ ne seront pas remplacés. Le Shift Project et la Confédération Paysanne estiment ainsi qu’il faudrait entre 450 000 et 1 000 000 d’actifs en plus pour une révolution agroécologique. En effet, nombreux sont les agriculteur.trice.s à vouloir développer de nouveaux ateliers ou de nouvelles pratiques mais à ne pas trouver le temps ni l’argent pour s’atteler à ces missions.
D’autre part, on observe une quête de sens (92% des travailleurs selon Audencia x Makesense) et de reconnexion généralisée chez de nombreux actifs du secteur tertiaire, ainsi que des taux alarmants de burn-out ou de bore-out. Si on fait un rapide calcul, on dénombre 30 millions d’actifs qui travaillent dans le tertiaire en France : si 1/5 d’entre eux décidaient de travailler dans l’agriculture 1 jour par semaine, on arriverait au million d’agriculteur dont on a besoin pour concrétiser la transition agroécologique.
Ainsi, on pense qu’il y a une réelle opportunité de rapprocher les deux mondes, et de faciliter la mise en œuvre de formats hybrides de pluriactivité. Cette pluriactivité peut s’envisager de façon successive (saisonnalité) (exemple : 10 mois comme consultant et 2 mois comme vigneron – voir le portrait de Jules), ou simultanée (slashing) (exemple : 4h par jour comme éleveuse de poule et 4h en tant que rédactrice web SEO – voir le portrait de Cécile).
C’est donc cette double casquette que symbolise le “slash” de “Slasheurs-cueilleurs” ?
Exactement. Tu l’auras peut être deviné, mais Slasheurs-cueilleurs est un jeu de mot qui fait référence à nos ancêtres les chasseurs-cueilleurs, qui cumulaient déjà plusieurs activités pour se nourrir. Le concept de “slashing” émerge depuis plusieurs années maintenant et désigne l’occupation simultanée de plusieurs emplois. Généralement, les slasheurs se présentent souvent en expliquant qu’ils sont “développeurs / écrivains”, ou encore “ingénieur / photographe”. On veut rendre possible et souhaitable de pouvoir être “maraîcher / banquier” (voir le portrait de Benoît) ou “cidrière / conseillère RH” (voir le portrait de Marie).

A quoi peut ressembler très concrètement ce temps partiel agricole ?
Il y a une infinité de modèles possibles. Chacun.e adapte ses deux (voire parfois plus!) activités en fonction de ses envies, en tenant compte de ses contraintes professionnelles, personnelles et des astreintes nécessaires sur la production agricole choisie.
L’hybridation peut s’envisager à l’échelle d’une journée (Guillaume passe 4h/jour sur la production d’agrumes et 4h/jour dans des centrales photovoltaïques), d’une semaine (je suis moi même maraîchère 3j/semaine et consultante digitale le reste du temps – voir le portrait de Lola), d’un mois, ou d’une année (Julien, co-fondateur de l’association, passe 2 mois/an à produire du cidre en Mayenne et à le commercialiser à Paris). Bien entendu, il faut trouver deux activités – agricoles et tertiaires – qui sont compatibles l’une avec l’autre en termes d’emploi du temps (par exemple l’élevage nécessite de nourrir et parfois de traire les animaux tous les jours, d’être particulièrement présent pendant la période de mise-bas etc… il faut donc s’assurer que son activité “de bureau” puisse s’adapter à ce rythme).
Le choix de son statut juridique pour chacune des activités (exploitant indépendant, freelance, salarié etc…) est ainsi assez clé au démarrage du projet.

Certaines personnes nous demandent parfois comment nous est venue l’idée de proposer ce format, mais ce n’est pas du tout une invention de notre part, c’est même un concept assez vieux ! Nombreux sont les céréaliers qui ont toujours été facteurs pendant l’hiver, pour compléter leurs revenus pendant la basse saison. Il y a une archive du CNC assez intéressante qui date de 1946 et présente la double vie des Briérons à cette époque, à la fois ouvriers sur les chantiers navals de Saint-Nazaire et paysans sur leurs terres.
Aujourd’hui, 40% des nouveaux installés sont doubles actifs. C’est une hybridation qui permet d’assurer une certaine sécurité financière, de maintenir un équilibre mental et physique, et de se lancer progressivement et sereinement vers les métiers agricoles, sans toutefois prendre le risque de se reconvertir totalement.
Quels sont les avantages de cette double activité ?
Pour les slasheurs, en particulier celles et ceux non issus du milieu agricole (dits NIMA), ce format de temps partiel agricole permet de trouver plus de sens et d’ancrage dans son quotidien. Il apporte une certaine forme de stimulation grâce à la diversité de tâches et d’interlocuteurs du quotidien, et redonne de la motivation à travailler dans une structure tertiaire dite “classique”, en n’y étant plus à temps plein.
Côté entreprises, cela reste quand même assez nouveau comme façon de considérer le salariat. Il y a un vrai travail de sensibilisation et de négociation à effectuer pour qu’elles soient convaincues et ambassadrices de la démarche, mais les choses tendent peu à peu à changer. Certaines boîtes comme le cabinet d’audit Mazars, lèvent peu à peu leurs clauses d’exclusivité pour permettre à leurs employés d’envisager d’autres activités, et favoriser ainsi plus de motivation et de bien être en entreprise. D’autres structures engagées, des filières agri-alimentaires ou non, trouvent un intérêt à permettre à leurs employés de développer une activité plus proche du terrain, et monter en compétence sur des sujets et problématiques concrètes. C’est le cas par exemple de Marc, maraîcher polyculteur / ingénieur data chez Axa Climate, où il modélise des produits d’assurance pour la transition agroécologique.
Quelles sont les actions mises en œuvre par votre association pour démocratiser ce modèle ?
On a aujourd’hui 2 leviers d’action principaux, et bientôt 3 :

- Le premier, c’est la formation : on propose des ateliers de coaching et des sessions sur 2j pour les futur.e.s Slasheurs qui ont besoin d’outils pour concrétiser leurs projets. On les aiguille sur les diplômes adaptés, les modalités juridiques envisageables, la façon de négocier leur temps partiel agricole au sein de leur entreprise etc. On est super contents car on a obtenu récemment une subvention de Paris Fertile, pour dispenser 4 formations de ce type en Île de France (gratuites pour les Parisien.ne.s !) durant l’année 2025.
- Le second, c’est un média : on interview régulièrement des Slasheurs-cueilleurs qui ont déjà mis en place cette pluriactivité, et qui sont les mieux placés pour raconter leurs parcours, et en inspirer d’autres (voir les différents portraits sur le site). On rédige également une newsletter et on essaie de plus en plus d’être présents lors de conférences ou d’événements qui traitent de ce sujet, pour continuer de le mettre en lumière. On travaille également sur un projet de mini série pour enrichir nos contenus.
- Le troisième, qui sera effectif à partir de 2025, c’est l’intermédiation : on souhaite développer une plateforme accessible à tou.te.s, qui puisse mettre en relation des fermes à la recherche de main d’œuvre et ou souhaitant faire une mise à disposition de terrain, et des actifs à la recherche de temps partiel agricole, en salariat ou micro association. On vous en dira plus très bientôt !
Quelles relations entretenez-vous les autres acteurs engagés de l’écosystème agricole ?
On se trouve très chanceux depuis le début du projet. On a reçu un accueil très positif de la part des accompagnateur·ices de porteur·euses de projets agricoles, en Ile-de-France où on est implanté, mais aussi dans d’autres régions de France (Abiosol, Champs des Possibles, CIVAM, Chambres d’Agri, APECITA, MSA…). Le besoin de renouvellement des générations agricoles est tel que chaque action allant dans ce sens est encouragée. Le sérieux de l’association et de sa vision est aussi remarqué par les agriculteur·ices en place, qui font appel à nos services pour trouver des renforts sur leurs exploitations.
Que peut-on vous souhaiter pour la suite ?
1 000 000 de Slasheurs-cueilleurs en 2050 ! Après 10 mois d’existence, nous avons réussi à échanger avec près d’une centaine de personnes se posant des questions autour de leur hybridation, lors de rencontres, ateliers ou formation. Nous gardons le contact avec elles et eux en espérant voir naître d’ici l’année prochaine de premiers projets de nouveaux slasheurs-cueilleurs. Et d’ici là, des subventions pour pérenniser le projet !
L’avis de FoodBiome
La transition de nos systèmes agricoles et alimentaires va nécessiter un profond changement sociétal, tant dans notre rapport au travail que dans notre rapport au vivant. L’initiative des Slasheurs Cueilleurs vise à impulser cet éveil, et démontre qu’il existe d’autres façons d’envisager le salariat, pour que chacun puisse, à son échelle, faire sa part, et contribuer à cette transition. Nous sommes également convaincus que la diversité et le collectif sont des ingrédients clés pour tendre vers des futurs modèles agricoles et alimentaires viables, souhaitables et pérennes.
Retrouvez plus d’informations sur le projet des Slasheurs Cueilleurs sur leur site internet ! Et pour adhérer à l’association, ça se passe ici.
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