Les nouveaux modèles de la restauration : les Cantines écoresponsables

Décryptage

Par Alexandra Borie & Anna Clédière

Entretien avec Alice Douine, responsable d’exploitation chez Mûre
Eric Petrotto, co-fondateur des restaurants La Fabuleuse Cantine
Vincent Turrel, associé-gérant du Grand Bréguet

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Introduction


Le domaine de la restauration vit depuis quelques années une crise que beaucoup d’acteurs de ce domaine qualifient de sévère
. Parmi les difficultés auxquelles font face les gérants, notamment depuis (1) la crise sanitaire du Covid, se trouve le recrutement. Les anciens employés du secteur se sont largement désengagés, que ce soit en salle ou en cuisine, car les métiers sont considérés comme difficiles et mal rémunérés. Malgré des hausses de revenu de base effectuées depuis, près de 130 000 postes restent à pourvoir (2). Un autre aspect amplifié par la crise sanitaire est l’évolution des habitudes des consommateurs. Selon les professionnels, la fidélisation des mangeurs est de plus en plus difficile à obtenir chez une clientèle jugée pressée et volatile. C’est la fin du schéma classique en France entrée-plat-dessert, jugé trop lourd pour le midi et trop long à servir. En parallèle, les régimes spécifiques et intolérances alimentaires se multiplient, tout comme l’attention portée à l’origine et à la traçabilité des produits. Ajouter à cela les prix des matières premières qui flambent, tout comme les factures énergétiques ainsi que les charges fixes importantes dans les grandes villes (loyer en centre ville…), les difficultés auxquelles font face les restaurateurs sont de taille.

Face à ces enjeux, les professionnels doivent faire preuve d’adaptation afin de trouver de nouveaux modèles. Chez FoodBiome, nous pensons que la restauration commerciale est un levier de transformation central dans la transition alimentaire. C’est pourquoi,  depuis maintenant quatre ans, nous rencontrons des restaurateurs innovants et les mettons en avant par le biais de notre éditorial.

Aujourd’hui, nous vous proposons de revenir sur l’évolution de trois projets sur lesquels nous avons déjà écrit : Mûre, Le Grand Bréguet et la Fabuleuse Cantine. Bien que différents à plusieurs égards, ces projets sont basés sur un modèle de restauration similaire, celui de la cantine éco-responsable. Au travers d’un regard croisé, nous vous proposons un décryptage de ce modèle de restauration, basé sur la rapidité de service et des prix bas, tout en mettant la priorité sur la durabilité et la qualité des matières premières. 

(1) Article France Bleu, Une hausse des salaires pour les apprentis en hôtellerie-restauration à partir du 1ᵉʳ août, publié le 28 juillet 2025.
(2) Article Les Echos, Les restaurants face à la grande démission des salariés, publié le 27 sept. 2025

L’origine de la cantine, et ses évolutions vers le modèle actuel


Le terme de
cantine, historiquement, est employé pour désigner un espace de stockage des denrées alimentaires. Progressivement, elle sera transformée en meuble pour pouvoir être transportée, notamment par les militaires lors des campagnes. Durant le 19e siècle, l’industrialisation impose de nouvelles habitudes alimentaires aux travailleurs, qui doivent se restaurer durant leur longue journée de travail. Rapidement, le patronat va mettre en place des réfectoires, qui permettaient à leurs salariés de ne pas perdre de temps à quitter l’usine pour manger leur casse-croûte. Puis, le réfectoire deviendra un lieu où l’on peut également acheter son repas. Depuis cette époque, la cantine désigne un lieu de restauration collective ; c’est-à-dire pris en groupe, mais en dehors de chez soi, où les prix parviennent à être bas grâce à une participation partielle ou complète de l’organisme en question ; lieu de travail, école…

Dire d’un restaurant commercial qu’il est sa “cantine” est désormais une expression populaire, grâce à laquelle on qualifie le restaurant en question : d’un lieu où l’on a ses habitudes, souvent situé à proximité de son lieu de travail, et où l’on peut manger à des prix raisonnables. La première partie de cet article qualifie les caractéristiques de ce modèle, et interroge comment est-ce qu’elles parviennent à répondre aux attentes actuelles des clients. La seconde partie se concentre sur les défis auxquels font face les entrepreneurs qui choisissent ces modèles. 

Les caractéristiques du modèle, et en quoi elles répondent aux attentes actuelles des clients

 

Les valeurs derrière les produits que l’on retrouve dans l’assiette, à un prix raisonnable


Les
cantines peuvent être assimilées à la branche de la restauration rapide. Ce terme est cependant associé à un type de plats peu équilibrés d’un point de vue nutritionnel, et transformés à partir de matières premières issues d’une agriculture non durable. C’est justement par ces deux piliers que se différencient les trois cantines éco-responsables que nous vous présentons aujourd’hui.

Le Grand Bréguet propose des plats entièrement faits maison, à partir de produits biologiques et de saison. Depuis l’ouverture du restaurant, en 2014, les gérants s’approvisionnent en légumes et fruits via le grossiste Poder, qui revend des produits issus de l’agriculture bio et durable bretonne.

“On souhaite offrir le service d’un fast-food mais à la culture slow-food. En proposant une nourriture accessible à tous, bonne pour soi, et respectueuse de celles et ceux qui la produisent, et de la planète.” Vincent Turrel, Le Grand Bréguet

Mûre a la particularité de cuisiner à partir de produits majoritairement issus de leurs fermes situées en Île de France. Ce projet inverse ainsi la logique de flux tiré qui régit la majorité des approvisionnements alimentaires, que ce soit dans la restauration ou dans la distribution, pour mettre en place un flux poussé. Les productions biologiques issues de leurs fermes représentent 75% des matières premières cuisinées par le restaurant. Le reste provient de fermes partenaires choisis pour la qualité de leurs produits, ou à Rungis mais en Bio-France. Cela implique d’appréhender différemment l’élaboration des menus, qui s’adaptent chaque semaine à ce que produit la ferme. Bien qu’un gros travail de plan de cultures soit fait entre les cuisiniers et les maraîchers, le produit final servi chez Mûre est fortement lié à la saisonnalité et aux particularités climatiques de la région. 

La Fabuleuse Cantine travaille également à partir de flux poussé, mais ces derniers sont issus de la surproduction. Près de 80% des fruits et légumes cuisinés par le laboratoire central n’auraient pas été consommés dans une logique de flux tiré. Le projet est profondément inscrit dans la lutte contre le gaspillage alimentaire et la démocratisation de l’accès au développement durable, avec une volonté de rendre le territoire plus résilient. Ce fonctionnement ajoute une contrainte supplémentaire, car les approvisionnements ne peuvent même pas être prévu grâce à un plan de culture.

« On s’appuie sur deux piliers : flux poussé et lutte contre le gaspillage alimentaire, pour rassembler et démocratiser l’accès au développement durable. » Eric Petrotto, La Fabuleuse Cantine
La variété des menus et les adaptations aux différents régimes alimentaires des clients


Le mode d’approvisionnement spécifique qu’ont choisi les trois cantines implique d’élaborer une carte courte, mais qui change de façon hebdomadaire, si ce n’est quotidienne. Cette variété est un argument supplémentaire pour séduire les consommateurs, qui sont en demande de diversité et de changement.

Chez Mûre, les clients peuvent choisir entre les soupes, salades, focaccias, pizzas ou quiches, ou encore les plats du jour, sans oublier les desserts. Pour ce qui est des quantités, on choisit soit une petite part soit une grosse part, ce qui permet à chacun de composer son plateau selon ses goûts et sa faim ; une petite salade et un petit plat du jour, une petite focaccia et un gros plat du jour, ou encore une petite soupe et une grosse pizza…

Photos de la cantine Mûre

Le cœur du modèle de La Fabuleuse Cantine est le maillage d’un territoire et son laboratoire de transformation pour proposer un service traiteur éco-responsable dans divers lieux de vie. Ce traiteur représente 70% du chiffre d’affaires du modèle. Une autre partie de son activité repose sur la vente de bocaux : ce contenant consigné permet de manger sur place, au bureau, ou même chez soi. Dans ces bocaux, on trouve des recettes à base de pâtes, risotto, polenta, couscous, avec une option végé, une carnée, un dessert. Il existe aussi des options tapas végétariennes, carnées, ou pickles, toujours en bocaux.

Photos des lieux et offre de restauration La Fabuleuse Cantine

Quant au Grand Breguet, il a mis en place un système de bowl à composer : le client choisit d’abord sa base de féculent, en plus d’une des protéines au menu (version végane, végétarienne, à base de fromage, ou de viande), avec un ou deux accompagnements, et l’ensemble est toujours servi avec des crudités. Les composants changent régulièrement, et permettent vraiment à la majorité des régimes de trouver leur bonheur.

Cantine du Grand Bréguet

La seule limite de ces systèmes dépendants de la saisonnalité réside dans l’effet de saturation que peut générer certains aliments à la fin d’une saison. Le consommateur doit accepter de manger régulièrement les mêmes légumes durant plusieurs mois. On remarque également que la viande est toujours au menu. Selon les entrepreneurs, si l’on souhaite démocratiser le “bien manger”, il faut être particulièrement attentif à ne pas cliver. Ainsi, si les clients de ces restaurants souhaitent manger de la viande, elle sera de bonne qualité

« Nous ne voulons pas être moralisateurs. Manger bio ou sans viande doit rester un choix accessible et agréable, pas un jugement. » Alice Douine, Mûre
La rapidité du service, tout en gardant le lien humain


Depuis quelques années, les chiffres démontrent une réduction du temps attribué à la prise du repas. Cette rapidité est justement l’une des clés du modèle des cantines ;  en s’affranchissant du service à table, la durée de repas est réduite, ce qui séduit notamment les travailleurs contraints par le temps sur leur pause déjeuner. Dans les cantines, le service est ultra rapide car l’ensemble des clients passent par le comptoir pour choisir et régler leur repas, que ce soit pour manger sur place ou à emporter. Une fois son repas terminé, le client n’a plus qu’à débarrasser son plateau.

Le service évolue quelque peu selon les contenants choisis par les restaurateurs. Chez le Grand Bréguet et chez Mûre, les plats sont servis dans de la vaisselle, qui sera lavée sur place une fois les repas terminées. Mûre incite ses clients qui prennent à emporter à prévoir leur contenant en remisant une petite somme sur leur addition. Cependant, la particularité du bocal de la Fabuleuse Cantine facilite encore plus le service à l’équipe, car il n’y a pas de service en direct à effectuer, uniquement l’encaissement et le service des boissons chaudes. Ces modes de service sont parmi les plus économes en personnel, et se reflètent sur l’addition finale.

« Les gens viennent pour la qualité des produits, mais surtout pour le lien humain. On se connaît et on reconnaît les habitués, on discute, et ça crée une fidélité naturelle. » Eric Petrotto, La Fabuleuse Cantine

“Même si j’ai conscience que nos clients viennent pour d’autres raisons, je suis convaincue que la bonne ambiance du Grand Bréguet joue pour beaucoup ! Une bonne partie de nos clients sont des habitués.” Vincent Turrel, Le Grand Bréguet
Le prix compétitif


En parlant d’addition, l’un des engagements essentiels pour la clientèle de ce type de restaurants est la promesse d’un prix juste et abordable pour un repas de qualité. Les projets n’ont pas tous la même politique de prix, certains variant selon si les plats contiennent de la viande ou non par exemple.

Le Grand Bréguet adapte ses prix en fonction du choix de protéines, la version végane étant la moins chère, quand celle avec de la viande est la plus élevée. Le restaurant n’a pas augmenté ses prix depuis quatre ans, malgré les crises et l’inflation subies depuis. Ce qui permet de proposer un plat végan (le moins cher) à 11€, quand le plat avec viande est à 14€. 

La Fabuleuse Cantine fait également une distinction de prix en fonction de la présence de viande ou non dans ses recettes. Selon la taille et la recette, le prix d’un bocal varie entre 6€ et 15€.

Mûre propose de composer son plateau selon la taille des assiettes, et a récemment fait le choix de différencier le prix des plats du jour carné, avec un supplément de 2€ par rapport aux plats végétariens. Sinon, la petite portion est à 5,70€, quand la grande portion, qui équivaut à deux petites portions, affiche un prix à 10,50€, ou à 12,50€ avec viande.

Les défis des restaurateurs des cantines écoresponsables 

Des modèles pluriels pour un même défi : concilier qualité, accessibilité et viabilité 


L’ensemble de ces projets ne manquent pas de défis, oscillant entre le fait de devoir
concilier approvisionnement de qualité, cuisine maison et prix bas, flux poussé et surplus de production. Face à cette équation exigeante, chacune de ces initiatives a trouvé sa voie pour préserver sa singularité et son équilibre entre sens, viabilité et engagement.

Le Grand Bréguet mise sur la simplicité. Un seul lieu, une cuisine indépendante, une équipe soudée. Ouvert du matin au soir, l’endroit se transforme au fil de la journée : café, restaurant, salon de thé, espace de coworking, bar et lieu culturel. Cette exploitation maximale d’un même espace lui offre une vraie robustesse sans complexifier son modèle.

Mûre, à l’inverse, a bâti une organisation plus étendue, articulée autour de deux cuisines : l’une intégrée à la première cantine, l’autre — véritable cuisine centrale — produisant 1 200 repas par jour pour quatre points de vente. À cela s’ajoute une activité traiteur, transformée dans la cuisine centrale.
La planification est minutieuse : les recettes destinées aux restaurants sont pensées en amont, pour s’ajuster aux productions maraîchères. L’activité traiteur, plus imprévisible, doit au contraire s’adapter aux produits disponibles.

« La production ne peut pas être improvisée. Il faut anticiper, produire et rester flexible à la fois. C’est un modèle exigeant, mais c’est ce qui fait sa force. » Alice Douine, Mûre

Cette rigueur n’empêche pas l’ambition : Mûre poursuit son développement sur trois fronts — restauration, traiteur et exploitation agricole — tout en ouvrant de nouvelles perspectives, comme celle de proposer un service le soir sur un modèle farm to table ou l’installation de petits corners à emporter. Ces options de développement sont encore au stade d’étude.

« Nous voulons rendre le bio et le sain accessibles à tous, sans transformer Mûre en grosse machine. Le volume est nécessaire, mais notre priorité reste la qualité et la proximité. » Alice Douine, Mûre

L’équipe nourrit le rêve d’ouvrir Mûre en continue, mais reste lucide sur les étapes à franchir.

« Nous aimerions que Mûre devienne un vrai tiers-lieu, mais pour l’instant, notre priorité reste la qualité et la régularité des repas. » Alice Douine, Mûre

La Fabuleuse Cantine, quant à elle, revendique son hybridité. Dès le premier lieu ouvert à Saint-Étienne, dans la Cité du Design, le projet a assumé sa nature de tiers-lieu, mêlant restauration, culture et convivialité. Après avoir exploré plusieurs formats — guinguette, verticales diverses, retail, programmation culturelle —, l’équipe a choisi de se recentrer sur trois piliers : le service traiteur, le B2B et retail (hôtellerie, épicerie), et les restaurants tiers-lieux à équipes réduites, situés à Saint-Étienne, Lyon et La Rochelle, première franchise de territoire.

« L’hybridité est assumée, mais toujours contrôlée. On s’adapte aux besoins des clients, à l’offre premium et à la créativité artisanale. » Eric Petrotto, La Fabuleuse Cantine

Ainsi, cette consolidation vise à renforcer le cœur de l’activité et à créer davantage de valeur autour de la cuisine.

Dans les trois cas, la diversification — restauration, traiteur, privatisations, événements — contribue à l’équilibre économique, mais au prix d’une forte charge organisationnelle. Mûre perçoit que la valorisation de sa ferme et de son offre passera par une vraie stratégie marketing, encore difficile à structurer. Le Grand Bréguet, souvent sollicité pour des évènements, en refuse certains par manque de temps. Quant à La Fabuleuse Cantine, elle a fait le choix de réduire son implication dans l’événementiel pour préserver la cohérence de son modèle.

La désirabilité du poste pour les employés


Pour conclure, nous revenons à l’une des difficultés centrales auxquelles font face les restaurateurs ; celle de monter
des équipes qui fonctionnent et qui durent dans le temps. Les trois porteurs de projet interrogés nous ont donné la même réponse, à savoir que cette problématique ne les concernent pas et qu’ils n’ont qu’un faible turn-over à gérer. Selon eux, les raisons de ce succès sont multiples ; tout d’abord, leurs salariés trouvent du sens dans leurs missions. Ensuite, en proposant des contrats flexibles et des missions en extras, les gérants permettent aux membres de leurs équipes de composer leurs différentes activités. Chez Mûre on ne travaille pas le soir, ni les week-ends. Au Grand Bréguet, le dimanche est un jour de repos et les salariés ont tous deux jours de repos consécutifs. Le lien humain que les équipes s’efforcent de créer avec leur clientèle semble se ressentir entre collègues, et enfin les salaires sont au dessus des minimums du secteur. L’ensemble de ces conditions permet un climat de travail propice, et fidélise les équipes.

L’avis de FoodBiome


Ainsi, ces trois cantines démontrent qu’il n’existe pas un seul modèle de restauration durable viable, mais une palette de stratégies adaptées à différents contextes et ambitions. Pour les acteurs de la restauration et les investisseurs engagés dans la transition alimentaire, ces projets constituent des sources d’inspiration concrètes pour concilier impact social, environnemental et viabilité économique. La clé du succès réside dans l’équilibre entre innovation, maîtrise opérationnelle et proximité avec les clients et producteurs.

Dernières actualités relatives aux cantines responsables


La Fabuleuse Cantine lance sa
première campagne de financement participatif (crowdequity) sur la plateforme Crowdcube (agréée AMF). Dès 10 €, chacun pourra devenir associé(e) et participer à l’aventure d’une entreprise qui renverse la table depuis 2017 grâce à son impact social, son innovation culinaire et sa performance économique. Depuis sa création, La Fabuleuse Cantine a prouvé qu’une autre gastronomie est possible : une cuisine locale, zéro déchet et joyeuse. Présente à Saint-Étienne, Lyon, La Rochelle et bientôt dans de nouveaux territoires, elle incarne une vision plus responsable avec une cuisine aussi savoureuse que respectueuse de la planète. Cette campagne marque une étape clé dans le développement du groupe, avec un double objectif :

  • Accompagner la forte croissance du projet
  • Participer au financement de l’ouverture d’un nouveau lieu, Le Chalet du Parc, au cœur du Parc de la Tête d’Or à Lyon ; un lieu de découvertes, de culture et de gastronomie.