Alain Delangle, pionnier de la bio et fondateur de Campacity

Bonjour Alain, pouvez-vous vous présenter svp ?

Bonjour, oui, avec plaisir. Je suis agriculteur et paysan, originaire de Saint-Fraimbault (dans le bocage ornais en Normandie), fils et petit-fils d’agriculteurs. En 1988, je me suis associé avec mon ami Michel Chatel pour reprendre l’exploitation agricole de mes parents de 40 ha sous forme de GAEC (1).

En 1988, nous avons débuté notre activité en appliquant les techniques qu’on nous avait enseignées à l’école (mono-culture et intensification). Mais dans les années 1990, deux événements nous ont particulièrement préoccupés : la crise de la vache folle et la nécessité grandissante de recourir à des engrais et à des pesticides étant donné la baisse des rendements des cultures. Ces deux épisodes nous ont poussés à revoir notre méthode de travail. Nous nous sommes intéressés à l’agriculture biologique en profondeur en nous formant dans les Chambres d’Agriculture et dans des fermes bio et en 1996, nous nous sommes lancés dans la bio. À cette époque, une telle transition était inhabituelle : la bio était un phénomène encore largement marginal et méconnu, c’était un sujet tabou.  

Aujourd’hui, nous sommes spécialisés principalement dans la production laitière. Nous élevons et nourrissons 120 vaches de façon autonome et nous produisons 650 000 à 700 000 litres de lait par an. Nous avons réussi à agrandir l’exploitation qui s’étend aujourd’hui sur 180 ha. En 2019, nous avons transmis la ferme aux enfants de Michel; il a d’ailleurs continué à accompagner ses deux fils dans l’exploitation de la ferme.

Vaches de la ferme d’Alain et Michel (source : Facebook Dégustonfoin)
Vaches de la ferme d’Alain et Michel (source : Facebook Dégustonfoin)

Dans quels projets vous êtes-vous investi par la suite ?

À partir de l’année 2019, après avoir travaillé des années dans la production agricole, j’ai eu envie d’expérimenter plutôt les segments de la transformation et de la commercialisation. J’ai créé la société “Michel et Alain Fermiers Bio” en 2019 et je me suis lancé dans deux activités parallèlement.

D’une part, j’ai lancé un projet de commercialisation de viande bovine surgelée, labellisée bio et “Bleu-Blanc-Coeur(2). Je valorise uniquement les bêtes de ma ferme et je travaille avec un prestataire de transformation, les Éleveurs de la Charentonne, des agriculteurs normands qui disposent d’un atelier de découpe et de surgélation. Je commercialise ma viande sur mon site internet Dégustonfoin.fr, sur d’autres plateformes internet d’alimentation bio et dans les magasins de proximité. Je commence aussi à approvisionner la restauration collective mais je lance ce segment d’activité progressivement pour faire attention à ne pas créer un déséquilibre de matière étant donné que ce secteur représente une forte demande.  La première année, j’ai valorisé 3 à 4 bœufs ; aujourd’hui, j’en valorise 12 par an.

Haché de boeuf Dégustonfoin (source : Dégustonfoin.fr)
Haché de boeuf Dégustonfoin (source : Dégustonfoin.fr)

D’autre part, j’ai développé un projet de commercialisation de foin pour la cuisine (également commercialisé sur mon site). Je récolte le foin bio de ma ferme que je sèche en grange afin de conserver la qualité aromatique des plantes des prairies naturelles normandes. Je commercialise toutes sortes de produits à base de ce foin dont les recettes sont élaborées par des chefs de restaurants partenaires : tisane, sirop, confit, bière, gâteaux, biscuits, etc.

En 2020, j’ai réalisé que j’avais besoin de quelqu’un pour m’accompagner, pour donner au projet de véritables perspectives d’avenir. J’ai rencontré Lauranne Marie, une jeune femme diplômée d’un BTS en productions agricoles, qui a été emballée par les projets de la ferme et qui s’y est donc associée en novembre 2021. Aujourd’hui, l’activité est en plein essor : alors que j’ai démarré l’activité avec quelques dizaines de kilos de foin commercialisé par mois, nous en valorisons aujourd’hui 1,5 tonnes par an à destination de la cuisine (professionnels et particuliers) et 3 tonnes par mois pour les Nouveaux Animaux de Compagnie (NAC). 

Confit de foin et recette de filet mignon au foin (source : Facebook Dégustonfoin)
Confit de foin et recette de filet mignon au foin (source : Facebook Dégustonfoin)

Pourriez-vous nous parler de votre parcours dans le secteur de la bio ?

Comme mentionné précédemment, mon intérêt pour la bio est né du constat de l’utilisation croissante de produits chimiques dans l’agriculture et de la crise de la vache folle, deux crises qui m’ont fait prendre conscience de l’urgence de faire évoluer notre modèle d’agriculture.

J’ai commencé par m’engager au sein de la FNAB (Fédération Nationale d’Agriculture Biologique), un réseau professionnel d’agriculteurs.rices spécialisés en agriculture biologique, constitué de groupes régionaux et locaux. En tant que président d’un groupement régional, puis membre du secrétariat national pendant 12 ans, j’ai dans un premier temps contribué à la structuration du réseau. J’ai plus spécifiquement travaillé sur les sujets de la restauration collective (lancement de plateformes dédiées à l’alimentation, création de légumeries, création du Réseau Manger Bio, etc) et j’ai participé à la création de la charte du commerce équitable dans le Nord. Je suis également devenu représentant de la FNAB à l’Agence Bio et au Conseil National de l’Agriculture Biologique (CNABio) avec pour objectif de créer des liens entre ces structures : la collaboration est à mon sens le moyen le plus efficace de faire avancer les choses.

J’ai également été président de l’association Bio Cohérence pendant 2 ans. Bio Cohérence est une marque de filière portée par des producteurs, transformateurs, distributeurs et consommateurs (600 adhérents aujourd’hui). Cette association propose un label bio éponyme créé en réaction à une diminution des exigences du cahier des charges du label français Agriculture biologique et du label bio de l’Union Européenne. Le cahier des charges reprend l’ancien cahier des charges du label AB, avec quelques exigences supplémentaires, telles que : aucune contamination OGM tolérée, les animaux reçoivent une alimentation 100% biologique, interdiction des serres chauffées, etc (voir le cahier des charges). 

A mon sens, le cahier des charges était trop contraignant pour les agriculteurs, ce qui explique qu’il ait été adopté par un faible nombre d’entre eux. J’ai souhaité répondre à cette faille en soumettant deux propositions à l’association : faire de Bio Cohérence un label construit sur plusieurs niveaux de certification pour le rendre plus accessible et utiliser un nouveau slogan (“la bio qui fait du bien et qui fait du lien”) pour nuancer le message que portait l’association qui sous-entendait que seuls les agriculteurs labellisés Bio Cohérence étaient compétents en bio. 

 

Pouvez-vous nous présenter la genèse de votre projet Campacity ?

Il existe depuis quelques décennies un phénomène nouveau qui s’apparente à une autre forme de crise exceptionnelle, dont les conséquences sur notre modèle agricole sont significatives : la double crise de la cassure grandissante entre le monde urbain et le monde rural et de la désertification des agriculteurs. Le nombre d’habitants du monde rural et le nombre d’agriculteurs diminuent drastiquement. Pourtant, nos modèles d’agriculture et d’alimentation ne changent pas. Nous avons certes répondu à certaines difficultés avec l’introduction de la mécanisation dans le monde agricole mais nous n’avons pas su adapter notre système en profondeur pour répondre à cette situation que nous vivons depuis des décennies. J’ai donc créé en 2018 l’association Campacity pour essayer de répondre à ces problématiques à l’aide du concept de jumelage.

Campacity a pour projet de jumeler villes et villages en associant leurs élus respectifs, entreprises, associations et citoyens pour redynamiser le lien entre le monde rural et le monde urbain et renforcer la cohésion des territoires. Ce projet s’appuie sur une volonté de donner aux collectivités territoriales la capacité d’être des acteurs fédérateurs au-delà de leur territoire et d’utiliser le vivre-ensemble comme levier d’action face à l’urgence environnementale et sociale.

 

Quelles actions avez-vous menées jusque-là ? 

Notre projet pilote a été lancé en octobre 2019 entre Saint Fraimbault, une commune de 540 habitants dans l’Orne (61), et le 18ème arrondissement de Paris, qui compte plus de 200 000 habitants. Dans ce contexte, nous avons réuni des élus, des représentants d’entreprises, des membres d’associations et des citoyens engagés autour de trois thématiques d’actions : l’éducation, la construction d’actions économiques (alimentaires et énergétiques) et le partage d’événements culturels et sportifs. Voici quelques exemples d’actions que nous avons menées : création d’un vivier réciproque pour les stages de 3e au collège, échanges entre les producteurs des laiteries de Paris et ceux de la Fromagerie d’Entrammes,, la création d’un marché aux fleurs produites à Saint-Fraimbault et vendues dans le 18e, etc.

Signature du premier jumelage entre Saint-Fraimbault et Paris 18ème en octobre 2019 (source : Campacity)
Signature du premier jumelage entre Saint-Fraimbault et Paris 18ème en octobre 2019 (source : Campacity)

Quelques mois après le lancement de ce jumelage, notre activité a été interrompue par la crise du covid. Depuis 2022, nous avons relancé les choses notamment grâce au prix que nous avons reçu de l’association bretonne The Land.

Toutefois, nous continuons aujourd’hui à faire face à une difficulté : les gens ne comprennent pas facilement l’utilité de l’association et du concept de jumelage. Nous avons besoin de mener des actions pour sensibiliser les citoyens mais nous manquons de moyens, de compétences et de temps.

Les gens veulent faire émerger de la campagne dans les villes : c’est une bonne chose, mais ça ne sera jamais suffisant. Nous faisons face au besoin urgent de retisser des liens multi-formes entre le monde urbain et le monde rural, pour refabriquer le fil rompu entre la campagne nourricière et ceux qui consomment ce qu’elle produit et faire évoluer la vision culturelle de ce que sont l’alimentation et l’agriculture.

L’avis de FoodBiome

À travers des projets de jumelage, l’association Campacity œuvre pour la reconstruction d’un lien fracturé entre le monde urbain et le monde rural, un projet que partage FoodBiome, qui se donne pour mission de restaurer le lien entre alimentation territoire. Dans les deux cas, il s’agit de répondre au défi de la reconnexion de deux mondes : celui qui nourrit et celui qui consomme.     

(1) Le Groupement Agricole d’Exploitation en Commun (GAEC) est une société civile agricole de personnes permettant à des agriculteurs associés de regrouper leurs moyens de production dans une structure unique tout en gardant les pouvoirs de gestion sur son exploitation, ce qui permet donc de préserver le caractère d’exploitation familiale (sources : CERSA et Ministère de l’agriculture).

(2) Bleu-Blanc-Coeur est une association créée en août 2000 dans le but de promouvoir une agriculture responsable avec pour objectif d’améliorer la qualité nutritionnelle et environnementale de notre alimentation. Cette association est à l’origine du label éponyme qui regroupe l’ensemble des acteurs de la chaîne alimentaire autour de l’ambition commune respecter un certain niveau de qualité d’alimentation animale pour assurer la qualité de l’alimentation humaine (sources : Bleu Blanc Coeur et Scan Up).

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